Plantes locales et compléments ayurvediques

Vers une pratique robuste et éthique

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Photo by Ben Guernsey on Unsplash

Le malaise du praticien

Lorsque j’ai commencé à étudier et à pratiquer l’Ayurveda en Europe, je portais en moi un léger malaise — un sentiment discret, mais qui n’a cessé de grandir avec le temps. Plus j’avance dans cette tradition, plus je prends conscience de la distance qui peut se creuser entre ma pratique et l’intelligence écologique qui se trouve pourtant au cœur de l’Ayurveda.

La plupart des plantes et formules que j’utilise parcourent des milliers de kilomètres. Cultivées et transformées en Asie du Sud, elles sont conditionnées, expédiées et commercialisées à travers les continents, pour arriver ici plusieurs mois après leur récolte — souvent bien séparées de la vitalité (prāṇa) qui rend une plante véritablement vivante.

Cette dépendance soulève à la fois des questions éthiques et pratiques. Sur le plan éthique, elle nous relie au même système de santé mondialisé dont le coût écologique est aujourd’hui bien documenté — par exemple par The Shift Project, qui met en lumière l’empreinte carbone et la consommation de ressources du secteur de la santé.

Sur le plan pratique, elle interroge le sens même de principes fondamentaux comme Deśa (le lieu) et Kāla (la saison) : comment parler d’adaptation au contexte local tout en dépendant autant de plantes importées ? Ces végétaux n’ont pas co-évolué avec nos sols, nos climats ni nos corps.

Cela ne signifie pas, bien sûr, que les plantes d’Asie du Sud soient remplaçables, ni qu’il faille entièrement s’en passer. Beaucoup possèdent des propriétés uniques et une longue histoire d’usage empirique qui les rendent irremplaçables dans certaines formulations classiques.

Mais, parallèlement à leur usage, il me semble précieux d’explorer de façon systématique comment les plantes locales pourraient soutenir des protocoles ayurvédiques — en réduisant notre dépendance là où c’est possible, et en approfondissant le dialogue de l’Ayurveda avec les écosystèmes dans lesquels il s’enracine aujourd’hui.

L’Ayurveda est un système global, né de l’observation du vivant.
Si elle veut rester une science vivante, elle doit s’adapter aux écosystèmes dans lesquels elle est pratiquée.

Pourquoi travailler avec des plantes locales

Ayurveda comme science vivante de la relation

L’Ayurveda est avant tout une science des relations — entre les êtres humains, leur alimentation, les plantes, les saisons et l’ensemble du vivant (pour en savoir plus, voir l’article Ayurveda, c’est quoi). Les textes classiques nous invitent à considérer Deśa (le lieu), Kāla (le temps) et Pātra (l’individu) avant tout conseil. C’est une véritable intelligence écologique en action.

Lorsque les plantes poussent dans le même paysage que nous, elles partagent notre climat, notre air, nos micro-organismes — la même trame de vie qui modèle notre physiologie. Travailler avec des plantes locales n’est pas seulement une question de proximité : c’est une question de résonance.

À l’inverse, la médecine moderne — y compris parfois les approches dites « naturelles » — suit souvent une logique linéaire et extractive : isoler un principe actif, le reproduire partout, le transporter partout. Ce modèle est rarement écologique, et habituellement réducteur face à la complexité du vivant que l’Ayurveda cherche à honorer.

L’Ayurveda comme permaculture

Bien avant de découvrir l’Ayurveda, j’ai été attiré par la permaculture. Ce qui m’a d’abord touché, c’est sa manière de voir le monde — non comme une somme d’éléments séparés, mais comme un réseau d’interrelations vivantes. La permaculture nous apprend à observer comment chaque élément soutient le tout : comment le sol, l’eau, les plantes, les animaux et les humains interagissent, et comment chaque action se répercute dans l’ensemble du système.

Lorsque j’ai rencontré l’Ayurveda, j’ai ressenti une profonde reconnaissance : ici aussi, tout repose sur les relations — celles qui maintiennent l’équilibre entre l’individu et son environnement. L’Ayurveda, comme la permaculture, repose sur une éthique du soin : prendre soin des personnes, et travailler avec la nature plutôt que contre elle.

Mais la permaculture élargit encore cette éthique : elle inclut le soin de la Terre et le partage équitable (Fair Share). Elle nous invite à restaurer la juste mesure dans les systèmes vivants. Cette perspective m’offre un cadre plus large pour pratiquer l’Ayurveda : penser non seulement à la santé de la personne que j’accompagne, mais aussi à celle des écosystèmes et des communautés qui la soutiennent — le sol qui nourrit son alimentation et ses remèdes, les liens sociaux qui soutiennent sa résilience. Elle m’invite aussi à voir les plantes non comme de simples ressources, mais comme des partenaires dans un vaste dialogue d’énergie et d’échange.

Si je prends cette vision au sérieux, elle m’amène naturellement à un ajustement simple : m’appuyer autant que possible sur des plantes locales, saisonnières et issues de cultures biologiques. S’approvisionner ainsi honore les dimensions à la fois écologiques et éthiques de la pratique. Cela réduit l’empreinte du transport et du conditionnement, tout en soutenant les producteurs et la biodiversité locales.

Une pratique régénérative, robuste, systémique et éthique

Prendre soin de la vie suppose aussi de lui rendre ce qu’elle nous offre. Dans ce sens, l’Ayurveda pensé comme permaculture n’est pas une métaphore, mais une méthode : une façon de concevoir des systèmes de santé qui régénèrent au lieu d’épuiser, qui relient au lieu d’isoler.

Travailler avec des plantes locales et réduire la dépendance aux chaînes d’approvisionnement mondiales sont des gestes modestes, mais porteurs de sens. Ils s’inscrivent dans une tentative plus large de modeler une pratique à la fois systémique, robuste, régénérative et éthique :

  • Systémique : la santé n’existe pas isolément dans un corps. Nous sommes en relation constante avec notre environnement, nos communautés et les écosystèmes qui nous soutiennent.
  • Robuste : l’Ayurveda a traversé des millénaires parce qu’elle sait s’adapter — à de nouveaux climats, de nouveaux corps, de nouveaux défis. Une pratique robuste en Europe doit s’ajuster aux réalités écologiques de son biotope et à la nécessité croissante de plus d’autonomie locale.
  • Régénérative : elle doit nourrir plutôt qu’épuiser — soutenir la santé des environnements et des communautés humaines.
  • Éthique : elle suppose du respect — pour les plantes utilisées, les cultures dont nous apprenons, et les personnes que nous accompagnons. Elle cherche aussi à rendre l’Ayurveda plus accessible et durable.

Ces quatre qualités forment les racines de ce que j’appelle une Ayurveda régénérative : une Ayurveda pour notre temps et notre territoire.

Adapter les formulations ayurvédiques localement

Lecture ayurvédique des plantes locales

Historiquement, les guérisseurs et guérisseuses européens lisaient aussi les plantes selon leurs qualités énergétiques : goût, texture, effets sur la température et les tissus du corps — une approche visible dans la médecine galénique, les herbiers médiévaux ou la « doctrine des signatures ».

Mais ces lectures ont été largement marginalisées au profit de la chimie et de la pharmacologie, qui privilégient l’identification de « principes actifs » et la standardisation. Aujourd’hui, les plantes sont donc surtout décrites comme anti-inflammatoires, sédatives ou antimicrobiennes, rarement selon leurs qualités et biocaractéristiques.

Pour retrouver cette dimension, il nous faut une lecture « énergétique » systématique des plantes locales. L’Ayurveda offre une méthode et un langage riche pour faire cela. Observer le rasa (gout), les guṇa (qualités), le vīrya (l’effet sur le métabolisme), le vipāka (effet post-digestif) et les karmas (actions spécifiques de la plante) nous permet de construire une lecture ayurvédique fine.

Peu d’ouvrages abordent encore ce travail pour les plantes européennes — à part Dravyaguna for Westerners (Athreya Smith). Certaines ressources issues de la Médecine Traditionnelle Chinoise ou de la Médecine Galénique peuvent éclairer cette réflexion (par exemple, Peter Holmes’ Energetics of Western Herbs, Herbal Reality, Medicine Traditions), et les manuels de phytothérapie peuvent enrichir cette lecture davantage à travers leur perspective biochimique.

Compléments ayurvédiques avec des plantes locales

La création de formulations locales présente plusieurs défis. Le premier est l’absence d’une lecture ayurvédique systématique des plantes locales en Europe, comme mentionné plus haut. Ensuite, la pharmacopée nationale (en France) réserve la plupart des plantes médicinales aux médecins et aux pharmaciens. Les praticiens en Ayurveda doivent donc naviguer un espace étroit entre le respect de la loi et l’utilisation des plantes locales (voir la liste des plantes dites « liberees »). Enfin, la formation ayurvédique classique met l’accent sur des formules comportant des indications, contre-indications et objectifs thérapeutiques précis, dont la conception requiert une formation avancée en Dravyagunakarma-shastra.

Bien que des produits locaux tels que « huile Vata » ou « mélange Vata » existent, ils présentent souvent certaines limites :

  • La compétence d’une praticienne réside dans sa capacité à choisir la meilleure solution pour chaque individu, et non à proposer des remèdes génériques valables pour tous et toutes. Deux personnes présentant un « déséquilibre Vata » peuvent nécessiter des mélanges très différents selon leur constitution, leur environnement et la presence d’autres déséquilibres — c’est précisément là que l’Ayurveda excelle : la personnalisation. De plus, l’Ayurveda ne se réduit pas à l’équilibrage d’un Vata, Pitta ou Kapha générique. Les formules doivent également prendre en compte les dhatus, srotamsi et qualités spécifiques, avec des indications et contre-indications claires.
    • Les formules locales existantes sur le marché peuvent effectivement représenter « la meilleure solution » dans certaines situations. Cependant, le praticien peut être incapable de le déterminer s’il ne possède pas de connaissances avancées en Dravyagunakarma-shastra et/ou s’il n’a pas accès à la recette exacte. Les mélanges propriétaires manquent souvent de transparence, ce qui limite le retour d’expérience, l’adaptation et l’apprentissage collectif.

Ce dont nous avons besoin, ce sont de compléments locaux avec des recettes accessibles au public, conçues avec des objectifs thérapeutiques précis — au sens ayurvédique. Les formulations ne sont pas des recettes figées, mais des conceptions intelligentes. Chaque ingrédient inclus dans les compléments ayurvédiques classiques contribue à un effet synergique. En étudiant la structure de ces compléments — plante principale, plantes de soutien, agents harmonisants — nous pouvons repenser avec soin des équivalents locaux aux énergies comparables.

Construire des ponts entre les traditions

Cette approche exige humilité et respect. L’Ayurveda a des racines profondes en Asie du Sud, tandis que l’Europe possède ses propres traditions et savoirs herboristes. L’objectif n’est pas d’approprier ou de remplacer, mais de bâtir des ponts : créer un dialogue entre les systèmes, apprendre les uns des autres et partager le savoir de manière ouverte.

Créer des formulations locales transparentes honore à la fois la sagesse de l’Ayurveda classique et les connaissances écologiques et culturelles locales. Cela favorise un commun vivant de pratique, permettant aux praticiens et aux herboristes de perfectionner, d’adapter et d’apprendre de leur expérience.

Comment cette section évolue et comment l’utiliser

Cette page marque le début d’une exploration continue. Au fil du temps, cette section du site deviendra une bibliothèque vivante de réflexions et de notes de recherche, comprenant :

  • Des profils ayurvédiques de plantes locales trouvées en Ariège et à travers l’Europe tempérée — des notes principalement destinées à ma propre réflexion, mais qui pourront aussi être utiles à d’autres.
    Des analyses de formules ayurvédiques classiques bien connues et des recettes expérimentales susceptibles de proposer des équivalents locaux — destinées aux praticiens souhaitant expérimenter des formulations locales, ainsi qu’aux producteurs intéressés par la création de compléments ayurvédiques à base de produits locaux.

C’est un champ de recherche ouvert — un jardin d’idées où l’observation, l’expérimentation et le dialogue sont essentiels. Praticiens, herboristes et lecteurs curieux sont invités à emprunter ce chemin à mes côtés : goûter, observer et partager leurs découvertes. L’Ayurveda, après tout, est une science vivante ; elle s’enrichit lorsqu’elle est partagée.

Une bibliothèque vivante en cours de création

Ce projet évolue lentement — avec de nouveaux profils de plantes, des réflexions sur l’Ayurveda régénératif et des expérimentations autour de formulations locales.
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Rejoignez l’exploration — partagez vos réflexions ou vos questions

L’Ayurveda s’épanouit grâce au dialogue, à l’observation et à l’expérience partagée.
Si vous explorez des questions similaires, si vous expérimentez avec des plantes locales ou si vous êtes simplement curieux de cette approche, j’aimerais beaucoup échanger avec vous.

Herbal Research - FR (#22)